Maryse METRA et Serge BOIMARE : JEUX DE MIROIRS
Jeux de miroirs : quand les problématiques de l’adolescence et de la petite enfance s’éclairent mutuellement
Introduction
Nous avons choisi ce titre de« Jeux de miroirs » pour envisager la fonction réflexive qu’il peut y avoir entre le jeune enfant et l’adolescent.
Le miroir reflète, mais il donne aussi une image autre, une image inversée, une réalité transformée. Le miroir renvoie une image de soi ainsi que du monde extérieur et c’est par ces reflets de l’extérieur que l’on est amené à intérieur de soi-même.
Pour envisager ce pont entre la petite enfance et l’adolescence nous pouvons emprunter à Lewis CAROLL la métaphore du passage initiatique d’Alice à travers le Pays des Merveilles, avant de passer de l’autre côté du miroir. Cette découverte d’un monde étrange, c’est en fait une descente en soi-même au cours de laquelle elle découvre le sens caché de son propre destin. Comme en témoigne ce constat du narrateur: « Cette étrange enfant aimait beaucoup faire semblant d’être deux personnes différentes».
Les enfants et les adolescents ne se disent-ils pas comme Alice : « Mais si je ne suis plus la même, la question maintenant est : Qui au monde puis-je être ? Ah ça, c’est un vrai casse-tête. »[1]
La comparaison, le jeu de miroir que nous allons vous proposer aujourd’hui, ne signifient pas qu’il y ait une trajectoire déterminée entre les signes que nous livrent les enfants qui arrivent à l’école maternelle et les adolescents, mais ils méritent néanmoins que nous nous y attardions pour envisager si une prévention des difficultés est possible.
Le psychanalyste Jacques LEVINE parlait d’agrippement de l’adolescent à certaines blessures de la petite enfance, à ce miroir où il s’obstine à chercher son image. Il nous expliquait que certains adolescents ont des comportements qui sont une manifestation du refus d’oublier des blessures du passé, des traumatismes anciens, des peurs qu’il leur faut maintenir présentes. Tout se passerait comme un versant négatif du Moi obstruait la rencontre avec soi-même et avec les autres.
Jacques LEVINE parlait alors d’identité « négative ». Par là il désignait « cette position particulière et paradoxale du Moi qui, au lieu de se mettre au service des forces de croissance, se met, de façon active, au service de forces que l’on peut qualifier, tout au moins dans une première approche, d’ anti-croissance ». Le développement se ferait alors avec ce doute de la valeur personnelle que les autres nous accordent.
Cette approche justifie ce que nous appelons la prévention, et nous pouvons craindre que cette mission ne puisse plus s’exercer avec les diminutions des postes de RASED, et les nouvelles définitions de leurs missions.
Les psychologues du développement et les psychanalystes ont attiré notre attention sur les compétences du jeune enfant et sur les incidences des premières expériences relationnelles sur le développement ultérieur. Je pense à D.W.WINNICOTT, auteur qui a beaucoup écrit à la fois sur le jeune enfant et sur l’adolescence, en montrant comment l’un en appelle à l’autre. La question pour nous sera de savoir
– comment un enfant construit son expérience si l’environnement est chaotique,
– comment la scolarisation vient interroger certains vécus traumatiques
– et quelles réponses nous pouvons apporter lorsque des signes d’appel se manifestent.
La démarche de rapprochement qui est la nôtre aujourd’hui s’appuie aussi sur d’autres expériences. Le psychanalyste Albert CICCONE a témoigné d’une expérience originale : il s’agit d’un travail d’analyse de la pratique avec des groupes réunissant des enseignants issus d’école maternelle et de collège. Les échanges entre ces collègues permettent de suivre les filières du développement, et de repérer par exemple les failles de l’environnement. Qu’aurions-nous pu tenter par exemple pour ne pas laisser des enfants s’engouffrer dans des répétions de phénomènes de violence ?
Nouveaux jeux de miroirs mis en évidence dans les groupes de soutien au soutien, dans les groupes d’analyse de pratiques, à savoir la manière dont l’enseignant ressent en miroir ce que peut ressentir l’élève.
Ce que nous observons dans notre pratique, c’est que les très jeunes enfants, comme les adolescents, nous posent les mêmes demandes : regarde-moi, écoute-moi, parle-moi, rassure-moi, explique-moi, étonne-moi, contiens-moi, fais-moi confiance, respecte-moi, accompagne-moi, compte-moi au nombre des autres, apprends-moi à apprendre…
Nous essaierons de voir comment répondre à ces demandes, et nous verrons avec Serge BOIMARE comment le « nourrissage culturel » à l’école peut enrichir la pensée et permettre à ces enfants, à ces adolescents de sortir de cette fidélité à une image accidentée d’eux mêmes, pour se remettre dans une dynamique de croissance et d’apprentissage.
Serge Boimare va nous présenter une expérience avec des adolescents qui ne manquera pas de nous évoquer certains enfants rencontrés à l’école maternelle.
Le comportement des adolescents réfractaires à l’apprentissage était-il déjà en germe, lors de leur entrée à l’école maternelle ?
Pour tenter de répondre à cette question qui est au cœur de nos interrogations du jour, je trouve intéressant de prendre l’exemple de ces adolescents que j’ai l’occasion de rencontrer chaque semaine dans des groupes de soutien psycho pédagogique et de le soumettre au regard de Maryse.
Vous allez voir qu’ils nous montrent un fonctionnement particulier devant l’apprentissage, marqué d’abord par des stratégies d’évitement du doute et de la réflexion qui vont les amener à pervertir la situation d’apprentissage et à dénaturer la relation pédagogique sur quatre points au moins : le comportement, la curiosité, le langage et les stratégies utilisées pour apprendre.
Je rappelle qu’il s’agit d’adolescents en échec au collège. Ils sont tous dans une classe de 5ème ou de 4ème ordinaire, mais en difficulté scolaire depuis le cours préparatoire.
Avant de commencer cette aide psychopédagogique, qui va durer deux années, je commence toujours par faire une
évaluation de leurs acquis.
Dans cette évaluation qui a lieu en groupe, je veux savoir où ils en sont pour lire, écrire, parler et écouter et comment ils se comportent devant l’apprentissage. C’est ce dont je vais vous parler maintenant.
Au mois de décembre dernier, j’ai démarré deux groupes qui ont donc été soumis à cette évaluation. Voici comment les choses se passent :
J’ai commencé par remettre à chacun des adolescents la photocopie du début d’un conte de Grimm, bien connu : La gardeuse d’oie.
Je leur ai demandé de le lire en silence et d’en trouver l’idée principale.
Pour ceux qui n’ont plus l’histoire en mémoire, dans ces 10 lignes nous apprenons qu’une princesse, fille unique, doit quitter sa mère, la reine qui elle, est veuve, pour aller se marier avec le prince du pays voisin qu’elle ne connaît pas.
C’est l’idée principale qui évoque bien entendu une séparation déchirante entre une fille et sa mère qui s’aiment beaucoup et la sexualité qui s’annonce avec un mariage arrangé, où l’on fait passer l’intérêt général avant celui des enfants. Dans les 10 lignes, cette idée principale est complétée par des idées annexes. Au moment du départ, la mère remet à sa fille :de l’or et de l’argent, sa dote – un cheval qui parle – un mouchoir avec trois gouttes de sang qui ont un pouvoir magique – elle la fait accompagner par une servante.
Première partie de l’évaluation : j’essaye de juger leur capacité en lecture.
Je leur demande pour cela de lire en silence et durant deux minutes les 10 premières lignes du conte pour en trouver l’idée principale. Comme je leur demande aussi un silence complet durant l’exercice, je vais aussi juger de leur capacité à se concentrer et voir comment ils se comportent devant ce temps de recherche.
Première remarque, au cours de ces 2 minutes et dans les deux groupes, je vais voir des perturbations successives qui ne vont jamais permettre plus de quelques secondes de silence et donc de concentration. Ceci malgré mes demandes et mes appels réitérés au calme.
Dans le premier groupe, ils sont cinq (5 garçons)
Dans le second, ils sont six (4 garçons et 2 filles).
Nous sommes tous assis autour d’une grande table.
Voici un aperçu des événements et des perturbations qui ont émaillé les deux minutes de concentration.
D’abord des agitations individuelles, passer d’une fesse sur l’autre, reculer sa chaise, se balancer. Ces mouvements ont bien sûr diffusés dans le groupe.
Un coup de pied sous la table a failli générer une bagarre.
Plusieurs coups de genou dans les pieds de la table pour la faire bouger.
Faire trembler la table avec les mains.
Des petites altercations style : tais-toi, soit sympa, arrête tu empêches les autres de travailler, t’es pénible, ça va, écrase-toi….
Un a dit qu’il faisait froid, un a sifflé, un a roté.
Plusieurs déclarations à haute voix : j’ai pas que ça à faire ! Est-ce que les garçons doivent lire aussi ? Est-ce que je peux aller aux toilettes ? Est-ce que je peux aller chercher des crayons à l’accueil ? Est-ce qu’on peut écouter de la musique ?
Dans un groupe, l’un d’entre eux a déclaré : quand je lis seul, j’y arrive pas, deux autres ont immédiatement rajouté : moi aussi.
Je dois intervenir une dizaine de fois dans chaque groupe pour dire : allez silence, restez tranquille, on continue, etc…
Si je n’avais pas fait cela, les deux groupes auraient explosés et ne seraient certainement pas allés au bout de leur tâche. Finalement nous arrivons à tenir les deux minutes et apparemment, tous ont lu le texte.
Je fais donc individuellement le tour du groupe pour que chacun donne son idée principale. Les voici résumées :
– Deux seulement, pensent que c’est une princesse qui quitte sa mère pour aller se marier.
– Quatre que c’est une fille qui a reçu des gouttes de sang avec un pouvoir magique.
– Trois que c’est une fille qui a reçu beaucoup d’or et d’argent ?
– Deux que c’est une fille qui a reçu un cheval qui parle.
Deuxième partie de l’évaluation : j’essaye d’apprécier leur niveau d’expression orale.
Ici ce n’est pas le vocabulaire qui m’intéresse le plus, mais les capacités d’échanger et d’argumenter.
Je leur demande comme ils ne sont pas d’accord sur l’idée principale, d’en débattre ensemble et de me dire pour le groupe, celle que nous allons retenir.
Je remarque très vite que pour défendre son point de vue, chacun s’emploie à parler fort, à empêcher les autres de s’exprimer, à rabaisser et à ridiculiser les arguments des autres, voire à insulter sur le ton de la discussion.
Ce qui donne : joue pas les intellos, si t’avais des gouttes de sang magiques, tu t’en servirais en premier.
Et un cheval qui parle ça sert à rien peut être alors tu t’écrases.
On voit que tu connais rien, si t’avais de l’or et de l’argent, tu le laisserais pas.
On fait ce qu’on veut mon pote avec de l’or etc etc etc…
Les deux qui avaient trouvé l’idée principale, sont étouffés, ce qui donne pour le premier groupe : une fille va avoir des pouvoirs magiques avec des gouttes de sang et pour le deuxième groupe : une princesse est très riche, elle a reçu des cadeaux pour mener sa vie.
Troisième partie de l’évaluation : savent-il écouter ?
J’ai une bonne surprise. Je relis à voix haute les dix lignes. C’est le calme et l’attention. Après ma lecture dans les deux groupes, un accord général se fait sur l’idée principale : une princesse quitte sa mère pour aller se marier.
Ce qui me montre que ces jeunes gens seront mobilisables pour le travail qui va suivre et qui repose pour beaucoup sur une lecture de textes fondamentaux que je fais à voix haute. Une question reste cependant posée : pourquoi ces jeunes gens ont-ils une
compréhension du texte bien meilleure, quand ils l’écoutent plutôt que quand-ils le lisent eux-mêmes ?
Quatrième partie de l’évaluation : comment écrivent-ils ?
Pouvez-vous écrire un texte court d’une phrase, pour me dire ce qui va arriver maintenant à la princesse ? C’est la question que je pose aux deux groupes.
Dans le groupe 1 : tous écrivent sans rien dire, un seul me parle des fautes d’orthographe.
Dans le groupe 2 : il y a des réticences avant de commencer. J’entends dire : c’est bidon, c’est pas l’école ici, on est obligé ou quoi ? Faudra pas lire les fautes
En effet, chez tous je vais voir des verbes non accordés avec le sujet et des mots écrits phonétiquement, globalement un petit niveau de CM1.
Voici les dix réponses que j’ai obtenues, un seul a refusé d’écrire.
- Elle va profiter de son or pour mener la grande vie
- Elle va se servir du cheval pour espionner
- Elle va commander les autres avec ses gouttes de sang
- Elle va pas vouloir de son mari
- Le prince va être trop moche pour elle, elle va revenir
- Elle va enfin savoir ce que c’est que le sexe
- Elle va se faire culbuter en arrivant au château
- Elle va se faire tout piquer sur la route par des brigands
- Elle va se faire dépouiller par son prince
- Elle va savoir enfin se comporter devant le mâle dominant
Quelle leçon peut-on tirer de cette évaluation ?
L’observation de ces adolescents qui ne peuvent pas s’appuyer sur leur dimension intérieure pour apprendre, nous montre bien à quel point ce refus de réflexion qui les caractérise, vient dénaturer la situation d’apprentissage et réduire leurs compétences pour apprendre sur 4 points au moins
La première conséquence de cette peur d’entrer dans le temps du doute, c’est un comportement troublé par le relais trop vite passé au corps.
Pour échapper à l’inquiétude que déclenche chez eux les 2 minutes de concentration demandées pour rechercher l’idée principale, le comportement de ces adolescents en groupe est caricatural. C’est un feu d’artifice. Ils utilisent pratiquement toutes les possibilités d’évitement que permet le corps.
Instabilité, agitation, sensation de froid, régression, besoin d’aller aux toilettes, d’écouter de la musique, agressions des voisins. Ils ne manquent que l’endormissement et les troubles psychosomatiques pour que le tableau de ces stratégies d’évitement qui concernent le corps soit complet.
La seconde conséquence de l’empêchement de penser, c’est de ne pas donner les moyens à la curiosité de se détacher des préoccupations primaires et infantiles et par voie de conséquence de ne pas pouvoir s’intéresser aux règles et aux lois qui organisent les connaissances.
Lorsqu’il faut retrouver l’idée principale, les jeunes gens de ces groupes plongent sur les idées annexes : l’or, les gouttes de sang, le cheval qui parle. Ce n’est pas parce que leur technique de lecture est insuffisante. Peut être l’est-elle aussi, mais c’est avant tout parce que leur désir de savoir est bridé par les 3 ressorts de la curiosité primaire : le sadisme, le voyeurisme, la mégalomanie. L’empêchement de penser freine la sublimation de la curiosité, comme, l’accès au symbolique et les sujets qui retiennent l’attention de ces adolescents ont toujours à voir avec le sexe, l’argent ou la violence.
La troisième conséquence de l’empêchement de penser, c’est un langage qui ne franchit pas le seuil de l’argumentaire.
L’échange entre ces adolescents pour dégager l’idée principale du texte est exemplaire. Aucun d’entre eux ne sait prendre un exemple pour justifier son point de vue. Aucun d’entre eux ne sait enchaîner deux arguments pour défendre son idée. Aucun d’entre eux ne sait s’appuyer sur le discours de l’autre pour contrer un argument ou l’enrichir.
Seul l’échange dans la connivence, dans le déjà connu par l’autre est possible. Le désaccord est toujours traité dans le rapport de force et la dérision. Il prend des proportions excessives et peut vite entraîner des violences.
Nous voyons bien que ce langage ne repose pas sur une activité réflexive, il ne passe pas par la boucle de l’intériorisation.
C’est ce qui donne cette pauvreté dans l’échange. Mais c’est aussi cet évitement du circuit réflexif qui empêche la pensée de se structurer.
La quatrième conséquence de l’empêchement de penser, c’est la mise en place de stratégies de contournement du temps de la réflexion qui finissent par marquer, par déterminer le fonctionnement intellectuel. Trois stratégies méritent d’être repérées, le conformisme de penser, l’association immédiate et le besoin de certitude.
Le conformisme de penser consiste avant tout à limiter l’investigation, à inhiber ou à ralentir le fonctionnement intellectuel en ne s’engageant pas dans l’inconnu ou la recherche. Ce sont souvent des enfants qui aiment bien faire et refaire ce qui est maîtrisé. Qui manifestent peu d’intérêt et de curiosité. Qui aiment bien appliquer des recettes, qui sont soucieux de la forme.
C’est ici que l’on trouve parfois des pseudos débilités.
L’association immédiate est un autre moyen de ne pas se poser et d’aller vite pour griller le temps de suspension et ses effets négatifs.
Cette fois nous avons à faire à des enfants qui enchaînent très vite les idées. Qui savent passer d’un sujet à l’autre à partir du double sens d’un mot ou d’un son. Ces feux follets qui ont souvent la réponse avant que la question ne soit posée développent parfois une intelligence rapide qui nous trompe.
Ces deux groupes vont avoir des difficultés avec l’apprentissage de la lecture. Les premiers souffrent de la méthode syllabique qui les maintient dans ce souci excessif de la forme.
Les seconds souffrent de la méthode globale qui encourage leur défaut principal : aller vite en inventant et en faisant travailler la mémoire plutôt que de maîtriser les étapes de la technique.
Le besoin de certitude.
Cette fois l’apprentissage ne peut se faire que dans la maîtrise et le contrôle. Le fonctionnement mental se rigidifie, le fait de ne pas savoir devient une remise en cause excessive qui se retourne souvent en contestation plus ou moins violente du cadre.
Chez les plus jeunes, ce besoin de certitude est souvent accompagné par des idées d’omniscience ou de toute puissance.
Chez les plus âgés, le doute déclenche rapidement des idées de persécution et un besoin d’associer la pensée à de la faiblesse ou à la féminisation.
Il faut aussi savoir que certains des enfants qui connaissent ce parasitage de la réflexion, continuent leur activité d’apprentissage avec une pensée infiltrée par l’affect. Le dérèglement est cette fois-ci visible. Il est souvent interprété comme un manque de confiance, une peur de se tromper.
Ce sont souvent des enfants gentils, demandeurs, qui nous donnent envie de les aider.
Traces d’histoires par Maryse Metra
Dans ce qui vient d’être exposé, je retrouve des similitudes avec un dispositif que j’ai pu mettre en place dans le cadre d’un RASED à l’école maternelle en moyenne et grande section. J’ai choisi d’évoquer ici un travail autour du livre « Le géant de Zéralda » de Tomi UNGERER.
Sur un temps défini avec l’enseignant, d’environ quarante minutes, j’étais dans la classe avec un autre collègue de RASED, c’est nous qui lisions l’histoire, pendant que l’enseignant était « observateur », mais observateur actif, pour que ce qu’il observait puisse être l’occasion d’un échange avec nous, et une mise en projet pour les élèves qui manifestaient un besoin d’aide. Nous étions dans une vraie démarche de prévention qui pouvait, pour certains élèves, déboucher dans un second temps sur une aide par l’enseignant spécialisé (rééducateur ou maître d’adaptation)
.Après l’histoire, les enfants étaient répartis en trois groupes et nous les invitions « à dessiner et à écrire » à partir de cette histoire. Nous proposions d’emblée cette distinction entre dessiner (marques graphiques figuratives) et écrire (marques graphiques codées, non figuratives), avec l’aide des adultes présents qui pouvaient accompagner les enfants dans ce champ fictionnel et imaginaire.
Les enfants restaient toujours dans le même groupe, mais les adultes changeaient de groupe à chaque séance. Si l’accompagnement de l’adulte constituait un étayage, nous avons vu aussi que l’enfant, de son côté, « adapte » ses propositions et ses questions en fonction du
professionnel qui est là.
Mes remarques ont pu porter sur des points assez proches de ceux de Serge BOIMARE avec des écarts considérables entre les enfants :
– sur la curiosité
– sur le langage utilisé
– sur la mobilisation du corps, le comportement
– sur les stratégies cognitives.
Si je prends le premier point, la curiosité, je repère les trois catégories proposées par Jacques Lévine :
– les co-dirigeants, ceux qui vont au-delà du récit proposé et questionnent sur le devenir des personnages, les suites possibles de l’histoire…
– les marginalisés, qui se focalisent sur un aspect et semblent ne rien avoir retenu de l’histoire : l’oralité par exemple, qui est très mobilisée dans cette histoire : « c’est bon, ça », me dit Jessica, ou l’inquiétude suscitée par la traque du géant, la maladie du père. D’autres manifestent une pensée fragmentée, limitée à une phrase, une image, d’autres ne poseront aucunequestion, et n’exprimeront pas la moindre crainte au vu des images, ni la moindre émotion quant au déroulement de l’histoire. Celle-ci a glissé sur eux comme l’eau sur les plumes d’un oiseau. L’enseignante est particulièrement attentive à cette absence de curiosité qui fait écho à d’autres comportements de ses élèves. En parlant de ces enfants en réunion de cycle avec le RASED, nous avons pu émettre des hypothèses sur leurs difficultés à se mobiliser et proposer des dispositifs d’aide dont je parlerai plus tard. Mais je pense par exemple à des échanges avec les parents, conduits par un membre du RASED, et qui permettent de sortir de certaines impasses
– la troisième catégorie repérée, ce sont ces enfants « suivistes », qui souvent, par manque de confiance en eux, préfèrent ne pas poser les questions qui les embarrassent, ou n’osent pas dire ce qu’ils ont compris d’une histoire. Ces enfants méritent toute notre attention, précisément parce qu’ils ne l’attirent pas. Il s’en faut d’un rien, nous disait Jacques Lévine, qu’ils ne passent dans le groupe des co-dirigeants, mais il s’en faut d’un rien aussi, qu’ils ne passent dans le groupe des marginalisés. Je pense que bon nombre d’entre eux sont ceux que Serge BOIMARE rencontre aujourd’hui. L’inhibition à dire va se transformer en inhibition de penser.
Nous verrons comment les médiations culturelles vont permettre aux enfants de mobiliser leur pensée pour avoir une interprétation à la fois réaliste et ludique de la réalité, sans s’enfermer dans une interprétation trop conformiste.
Pour ce qui concerne le langage, nous repérons aussi dans de tels dispositifs, les éventuelles difficultés au niveau du langage oral, avec ses trois facettes (syntaxe, sémantique, pragmatique), mais le fait que nous soyons trois professionnels (enseignante et enseignants spécialisés), fait que nous n’avons pas la même approche de la manière dont l’enfant maîtrise le langage oral.
Ce qui m’intéresse particulièrement, en tant que rééducatrice, c’est la manière dont l’enfant utilise le langage pour
rencontrer l’autre. J. S. BRUNER a souligné l’importance de la communication verbale, les jeux d’attention conjointe, et c’est ce que je tente de mettre en jeu dans les dispositifs « traces d’histoire ». Nous avons un objet commun, nous avons écouté la même histoire, ou regardé le même album, j’invite chacun, à mettre des mots sur cette expérience partagée, en soulignant que nous allons respecter ce que chacun a à en dire.
Le dialogue est un formidable vecteur de communication, il met en relation les êtres, il permet tout à la fois la confrontation des idées, la contestation, l’argumentation, l’humour, mais pour être effectif, il implique des dispositifs où les enfants seront peu nombreux.
Nous constatons plus tard cette difficulté de certains adolescents à une attention conjointe sur un référent commun ; s’ancre-t-elle dans la petite enfance, comment s’installe-t–elle dans le développement ? Il est essentiel, pour un enfant, pour un adolescent, de pouvoir vérifier le pouvoir de sa propre pensée, de vivre ce sentiment qu’elle émane de sa réflexion personnelle sur les événements scolaires ou plus généralement les événements de sa vie.
Le langage employé par les collégiens relève souvent de ce que Bernard Lahire appelle le langage oral-pratique (Lahire Bernard, Culture écrite et…, op. Cit...). Ce mode langagier est aussi celui des jeunes enfants, car il présente comme caractéristique d’être fortement lié au contexte d’énonciation ou au contexte de référence lorsqu’il s’agit de raconter ou de dire un événement. Quand de jeunes enfants ont du mal
à partager avec les autres une expérience vécue, pouvons-nous penser qu’ils deviendront peut-être ces collégiens qui racontent des événements en étant incapables de poser les éléments du contexte qui nous permettraient de comprendre de quoi ils parlent. On les voit même mimer les scènes plus qu’ils ne les décrivent : ils se lèvent, gesticulent, et agissent la scène plus qu’ils ne la racontent. Ce qui
me conduit à vous parler du corps.
Dans l’agitation des enfants, leur instabilité, leur manière de se toucher, de toucher l’autre, je retrouve les comportements évoqués par Serge Boimare. Cette mobilisation du corps semble suspendre tout exercice de la pensée. Je dis « semble », car nous pouvons constater que certains enfants sont tout à fait capables d’écouter tout en s’agitant, mais ce comportement mérite toute notre attention, car en grandissant, et en fonction des activités proposées par l’école, cette dualité corps agité et pensée ne fait pas bon ménage.
Certains enfants sont « tout-corps », d’autres sont « tout-pensée » disait Jacques Lévine. Aucune position n’est enviable pour le devenir
scolaire d’un élève. L’art de l’enseignant est de trouver le chaînon intermédiaire entre le corps viscéral et la pensée.
Ceux qui sont « tout-pensée » séduisent parfois, car ils répondent à une demande scolaire, mais s’écroulent à un certain moment si le corps est oublié, dénié, et je pense bien sûr à ce rappel du corps à l’adolescence, qui ne se laisse pas oublier.
Les enfants qui sont « tout-corps » sont aussi ces enfants bolides dont parlent Francis Imbert. Le tout-petit a découvert son environnement
d’abord de manière sensori-motrice. Par la suite, l’enfant accède à une forme symbolique du monde, il passe du corps à la pensée.
Les expériences perceptivo-motrices sont indispensables, elles permettent aux enfants, au adolescents, d’affiner leur schéma corporel par la conscience du corps qui s’éprouve dans l’agir, mais pourquoi certains restent bloqués au mode corporel ? Quand ces jeunes sont en difficulté, ils recherchent le pouvoir du corps, parfois par la violence, l’attaque, ou par le retrait, une mise à l’écart. Comment éviter que leur approche du monde soit uniquement par cette mise en jeu du corps ? C’est aussi ce que je développerai ultérieurement à travers les étayages multiples.
Quatrième aspect mis en évidence par Serge Boimare : les stratégies cognitives.
Pour ma part, j’ai repéré des enfants qui semblaient ne pas pouvoir livrer leurs contenus de pensée parce que leurs contenants de pensée n’étaient pas suffisamment stables. Les « contenus » de pensée peuvent consister en des représentations sensorielles, motrices, verbales, émotionnelles qui prennent sens sous l’influence des « contenants » de pensée. Dans toutes les activités de la vie quotidienne, l’enfant poursuit une activité cognitive qui lui permet d’explorer et d’acquérir des informations sur la réalité extérieure. Ces informations tissent la trame logique de ce que Bernard GIBELLO nomme les “contenants de pensée », ensemble de processus dynamiques qui donnent sens aux perceptions et aux souvenirs, ou les modifient.
Pour B. GIBELLO (La Pensée décontenancée, Bayard, 1995) les contenants archaïques sont fantasmatiques, cognitifs et narcissiques, ils sont élaborés par le langage en contenants symboliques complexes et retravaillés par les contenants groupaux, sociaux et culturels. Nous verrons comment les médiations culturelles proposées à l’école maternelle participent à l’élaboration de ces contenants, qui donnent sens aux contenus de pensée. A quoi bon donner plus de contenus si les contenants sont défaillants, ces contenus de pensée demeurent sans
signification.
Dans les actions de prévention, les enseignants spécialisés sont sensibles à ces mouvements d’exploration des enfants face à des situations nouvelles. Dans le travail sur le géant de Zéralda dont je parlais, je voyais chez certains enfants à la fois un mouvement cognitif vers l’album
pour se l’approprier et un mouvement affectif de retrait par crainte de ce qu’il pourrait révéler. Il s’agit d’une réaction normale, commune à tous les individus enfants ou adultes lorsqu’ils rencontrent un objet inconnu mais cette réaction est plus ou moins intense. Si ce temps n’est ni respecté, ni soutenu, la tentation, pour l’enfant, sera grande d’abréger le désagrément en se détournant de l’objet, en le disqualifiant ou en l’attaquant activement. D’une certaine façon, c’est ce que font les adolescents destructeurs lorsqu’ils s’attaquent au cadre scolaire. On peut penser qu’ils se sont peu à peu figés dans un mouvement actif de rejet de tous les objets de connaissance qui peut trouver son origine dès l’école maternelle.
Serge BOIMARE décrit l’empêchement de penser comme source de déstabilisation. La réflexion au lieu d’être un temps d’élaboration, devient trop vite un temps de déstabilisation.
Serge Boimare
En effet, chez les adolescents ascolaires le rejet actif de la connaissance est très visible. La plupart d’entre eux en sont arrivés à construire au fil des années une véritable carapace anti-apprentissage, qui les rend intouchables pour leurs professeurs.
Quelles raisons mystérieuses peuvent bien pousser des jeunes gens intelligents et curieux à résister aussi fortement devant des savoirs qui seraient largement à leur portée ? Comment et quand ce comportement s’est-il mis en place ?
Lorsque Maryse parle chez les plus jeunes d’un besoin d’abréger le désagrément en disqualifiant l’objet de la connaissance et en l’attaquant, je crois tout à fait que nous sommes au cœur du problème qui concerne aussi les plus grands. Car si la difficulté d’apprentissage résistant peut avoir des origines et des présentations diverses, il n’en reste pas moins que les adolescents touchés par le phénomène, ont tous un point en commun : la réflexion est pour eux source de déstabilisation.
Ils ne peuvent affronter le doute, qui est le ressort véritable de tout apprentissage, sans réactiver du même coup des sentiments parasites.
Dès qu’ils se lancent dans la conquête d’un savoir nouveau qui leur demande de mobiliser leur capacité réflexive, pour chercher et faire des hypothèses, le malaise n’est jamais loin. Le plus difficile pour eux, étant de construire un raisonnement en s’appuyant sur leurs représentations.
Nous les voyons alors en prise avec des émotions excessives qui vont très vite générer des problèmes de comportement qui pervertissent la situation d’apprentissage.
Ce mécanisme va finir par créer une véritable phobie du temps de suspension. Il est facile à observer chez les plus grands car il se cache très souvent derrière des idées annoncées d’auto dévalorisation et de persécution.
Tout se passe comme si ces adolescents n’avaient pas les compétences psychiques suffisantes pour affronter la remise en cause normale provoquée par les contraintes de l’apprentissage et par le fait de ne pas savoir.
Cette fragilité va faire que les représentations fabriquées à ce moment là, pour comprendre, pour donner du sens, pour mettre des images sur la phrase à lire, … sont infiltrées par des sentiments parasites. Je dirais même qu’elles se rechargent en éléments négatifs, peurs et idée de frustration surtout, qui vont perturber le déroulement de la démarche intellectuelle.
Pour moi, c’est bien ce mécanisme que j’appelle l’empêchement de penser, qui plombe la situation d’apprentissage. C’est lui qui va faire que des adolescents intelligents et curieux, n’en arrivent toujours pas à la maîtrise des savoirs fondamentaux.
Maryse Metra
Les médiations culturelles pour aller du Je au Nous
Se connaître soi-même pour aller vers les autres, sans avoir le sentiment de se perdre est une problématique qui traverse le développement. Comment passer du Je au Nous ? Comment ne pas se perdre dans l’autre, dans un « On » indifférencié qui pourrait caractériser les « suivistes » dont parlait Jacques LEVINE.
La construction du Je passe par l’acceptation de la séparation. Toutes les phases de construction de l’enfant et de l’adolescent sont dépendantes de cette capacité. Repérant des difficultés à ce niveau chez le jeune enfant, nous allons accompagner les séparations en mettant en place un environnement « suffisamment fiable », stable, « hors menace » dirait Philippe MEIRIEU, « sécure » dirait Hubert MONTAGNER.
La construction du Tu montre un cheminement avec la découverte de l’altérité.
La découverte du Nous permet d’accéder à un Moi groupal. L’enfant fait l’expérience que ce Nous, dont il est, est bénéfique. Des identifications aux pairs vont devenir possibles et constituent un étayage pour grandir et apprendre.
Quand ces trois étapes de la construction du Je, du Tu et du Nous, n’ont pas été positives, l’enfant risque de se développer dans un repli narcissique, égocentrique, qui ne l’ouvre ni à l’autre, ni à la culture, ni aux apprentissages. Il est soit dans la recherche de fusion, soit il cherche refuge dans un « on » indifférencié, ce sont les suivistes dont nous parle Jacques Lévine, soit il ne peut prendre une place, ou il s’oppose systématiquement, n’existe qu’à travers le Non, et répond à la définition des marginalisés évoqués précédemment.
Comment aider ces enfants ? La littérature, les albums, les médiations culturelles nous fournissent un support remarquable pour mobiliser la pensée, susciter une activité de symbolisation, de construction de sens, et j’utilisais le concept des étayages multiples pour construire avec les enseignants des projets d’aide adaptés.
Les étayages multiples
Dans mon travail avec les enseignants d’école maternelle, j’ai privilégié une approche donnée par Monique PINOL-DOURIEZ et Marie-Claude HURTIG. Dans le cadre d’une recherche sur la Construction de l’identité chez l’enfant durant ses trois premières années, elles ont observé des enfants en crèche, de cinq mois à trois ans. Reprenant le terme d’étayage de René KAËS (corps, code, groupe), elles nous décrivent des processus d’étayage, sur lesquels l’enfant prend appui pour se développer.
Un enfant de trois ansqui s’est développé de manière à peu près harmonieuse peut s’appuyer sur quatre formes d’étayage : son propre corps, les adultes, les pairs et les objets. J’ai pu voir combien les enfants en difficulté à l’école que je rencontrais avaient des difficultés avec une ou plusieurs formes de ces étayages. Leurs apprentissages s’en trouvaient par conséquent entravés. Nous verrons que ce qui
pose problème, c’est un étayage exclusif à l’un des appuis possibles, ainsi que le refus de l’un de ces étais, à l’école maternelle, comme à l’adolescence.
Si nous faisions quelques analyses de situations, comme je pouvais le faire dans le dispositif « Traces d’histoires » évoqué au début de mon intervention, vous pourriez sûrement témoigner de difficultés pour un enfant à s’intégrer à son environnement selon qu’il investit de manière plus ou moins exclusive l’un de ces domaines : son corps, la relation à l’adulte, aux pairs, ou aux objets.
Cette question de l’approche globale est essentielle pour accompagner un enfant dans son développement et lui apporter une aide s’il rencontre des difficultés. C’est pour cette raison aussi que les aides personnalisées peuvent être appropriées pour certains enfants, et ne pas suffire à d’autres. Il n’est pas toujours aisé pour l’enseignant de travailler sur cet investissement des étayages multiples. L’enseignant spécialisé peut (ou pouvait ?) alors proposer des dispositifs de prévention ou de remédiation, mais aussi engager un travail avec les parents. Nous voyons en effet comment certains enfants n’ont pas de pensée autonome.
Étayage au corps
Nous pouvons proposer aux enfants des espaces pour qu’ils apprennent à maîtriser leurs pulsions, mais dans le même temps, il faut les amener à un glissement vers d’autres formes d’étayages, en proposant des médiations qui vont donner forme aux mouvements du corps, en les conduisant vers d’autres formes de représentation. Nous pourrons jouer le Géant de Zéralda, et je verrai comment l’enfant qui au début ne pouvait envisager que des courses-poursuites réussit progressivement à rencontrer l’autre dans le jeu, et ensuite figurer ses déplacements sur une feuille.
La meilleure façon de grandir est peut-être de jouer, de « faire comme si », de stimuler sa créativité à travers des expériences multiples, ce qui est à la base du processus d’apprentissage.
Étayage à l’adulte
La propension à ne pouvoir réaliser une tâche dans la classe que lorsqu’un enseignant (ou un autre adulte) peut interagir directement est partagée par les jeunes enfants et les collégiens. Ce besoin d’étayage tient d’un manque de confiance et sûrement du fait qu’ils n’ont pas
intériorisé l’autre avec lequel on apprend (Vygotski, Pensée et langage, Éditions sociales, 1985).
Nous avons à interroger la « capacité pour l’enfant à être seul en présence de l’autre » (D. W. WINNICOTT). Si l’enfant à l’école maternelle n’a pas assis cette capacité, tout au long de sa scolarité primaire, et encore à l’adolescence, il sollicitera son environnement pour s’engager dans la moindre action, il aura besoin de recourir à tout moment au substitut maternel. Toute séparation peut mettre à l’épreuve cette « capacité d’être seul » d’un sujet. Nous constatons même des « incapacités à être seul » qui perdurent tout au long de la vie, et qui peuvent se manifester par des addictions, des attitudes dépressives. La télévision représente parfois un substitut, un remède contre cette angoisse d’être seul : les images comblent le vide.
La capacité à être seul ne peut exister que si l’enfant a été bien accompagné à certains moments de son développement, et si il a pu expérimenter une séparation progressive, au fur et à mesure qu’il pouvait l’assumer. Certains enfants qui arrivent en petite section nous montrent cette grande dépendance à l’adulte, qui est à la fois une impuissance à être seul, mais aussi une impossibilité d’être seul. Nous voyons alors comment introduire d’autres étayages, en même temps que nous accompagnons l’enfant, comment nous allons mettre entre lui et nous des pairs, mais aussi des objets culturels, des « objeux », comme dit René ROUSSILLON. Un travail avec les parents s’avère nécessaire aussi pour qu’ils puissent s’adapter progressivement aux besoins changeants de l’enfant.
Étayage aux pairs
En reprenant les travaux du psychanalyste hongrois Geza ROHEIM, René KAES[2] nous invite à penser comment faire passer l’enfant de l’agrippement à sa mère, à un « agroupement », c’est-à-dire à se joindre aux autres, ce qui est à la base de la socialité.
Se connaître soi-même, nous l’avons vu, est une difficulté pour beaucoup d’enfants qui ne peuvent s’installer dans le Moi social, le Moi groupal décrit par WALLON.
Ces enfants naviguent entre égocentrisme et socialité, mais le curseur reste parfois « grippé » du côté de l’égocentrisme, ce qui rend la rencontre difficile avec les autres et les apprentissages, ou alors, le curseur reste « grippé » du côté de la socialité, ce qui rend l’engagement personnel impossible et bloque le processus d’apprentissage.
C’était tout l’enjeu du projet rééducatif que je mettais en place en lien avec le projet pédagogique de l’enseignant.
Étayage à l’objet
Les objets » autres que soi » ou objets transitionnels participent au cheminement de l’enfant du subjectif à l’objectivité.
Les jeux de cache-cache, de cacher-trouver permettent d’explorer cette capacité pour l’enfant de se représenter un objet ou un sujet absent. Cette expérience est à la base de l’activité de symbolisation. Quand le domaine de l’expérience s’agrandit, l’enfant utilise les objets extérieurs pour les mettre au service de sa réalité personnelle, et se prépare à entrer dans l’expérience culturelle.
La manipulation des objets a permis à l’enfant d’acquérir la notion de « permanence de l’objet », et de mieux connaître son environnement. L’expérimentation, les manipulations sont essentielles. J’ai pu constater l’importance des objets « malléables » à l’école maternelle (le sable, la pâte à modeler, l’eau…), où l’enfant expérimente l’indestructibilité et la capacité de transformation, par l’intermédiaire de ses propres actions.
Ce que nous pouvons observer à l’école maternelle doit interroger la manière dont l’enfant investit l’objet, car tout objet transitionnel est précurseur de cette aide transitionnelle décrite par WINNICOTT qui ouvrira vers l’expérience culturelle et les apprentissages.
Serge Boimare parle des nourrissages culturels que nous pouvons envisager.
Cette réflexion de Maryse sur le rôle des étayages multiples, me paraît essentiel, non seulement elle nous permet de comprendre le pourquoi de cette défaillance de la capacité réflexive chez les adolescents ascolaires, mais elle nous donne aussi des pistes pour tenter de les aider à surmonter ce handicap.
Si nous nous resituons dans le cadre de la classe, cette action ne peut reposer que sur deux activités conjointes, liées l’une à l’autre, se renforçant l’une, l’autre. D’abord un nourrissage culturel intensif, prolongé ensuite par un entraînement à parler et à débattre.
Le nourrissage culturel se fait d’abord sous forme de lecture quotidienne, à haute voix par l’enseignant. Une demi-heure tous les jours en 2 fois un quart d’heure.
Cette lecture doit être celle de récits suffisamment forts et évocateurs pour aider tous les enfants : les meilleurs élèves comme les moins bons, à mettre des mots sur les questions existentielles qu’ils se posent, à mettre de la forme sur les inquiétudes et les émotions qui arrivent avec l’exercice de pensée.
Bien entendu, ces récits ne peuvent être pris que dans notre patrimoine culturel (l’actualité, le fait divers, l’histoire du quartier ou de la famille, ne donnent pas cette possibilité).
Seule la culture peut offrir cette garantie de pouvoir se rapprocher au plus près de ce qui préoccupe, non pour s’y complaire mais pour le mettre en forme et ainsi donner le fil pour s’en éloigner.
Dans une classe pour traiter avec la curiosité primaire, seule la culture peut donner les moyens d’affronter le voyeurisme et la mégalomanie, car elle ne les flatte pas, elle sait les utiliser comme des appuis pour montrer le chemin de l’universel, ou pour ouvrir vers la dimension symbolique.
Il est donc primordial que semaine après semaine, soient apportés à jets continus des représentations, des images avec des mots, qui vont permettre aux enfants qui évitent la pensée de se construire enfin du scénario, de mettre enfin de la forme et de la continuité sur des questions et des peurs qui habituellement les obligent à se disperser ou à disparaître quand elles s’imposent à eux.
Les textes fondateurs, qu’ils prennent la forme de mythes ou de contes, de fables ou de romans initiatiques, qu’ils mettent en récit une période de notre histoire, de l’histoire de nos religions ou de nos civilisations, peuvent être facilement utilisés pour ce travail. Nous allons y trouver sous des formes diverses que nous pouvons adapter à l’âge des enfants, des scénarios multiples sur les origines, sur les conflits entre générations, sur la séparation, sur la mort, sur le désir confronté à la loi, sur l’organisation du groupe, dont tous les enfants ont besoin pour
enrichir et sécuriser cette dimension intérieure afin qu’elle soit disponible et efficace pour affronter la pensée.
Cet apport que j’appelle nourrissage culturel doit être prolongé chaque jour par une seconde activité : l’entraînement à parler et à débattre.
Il n’y a pas de meilleure façon d’inciter et d’encourager tous les enfants à utiliser leur pensée.
Pour que les représentations nouvelles apportées par la lecture puissent se greffer et se structurer, il faut donner aux enfants l’occasion de les parler ;
C’est dans l’échange avec l’autre, dans la confrontation des points de vue, dans le débat, dans la recherche d’argument, dans la recherche d’exemples, que la pensée s’organise et se structure.
C’est grâce à cet exercice régulier, quand il prend la forme d’entraînement quotidien, que se donne l’habitude de la réflexion et que se construit la boucle réflexive.
Après la lecture journalière, il faut donc organiser un temps de parole et d’échange de 15 à 20 minutes chaque jour, dans chaque classe, toujours en s’appuyant sur l’apport culturel.
Autre avantage : c’est ainsi que l’on fabrique cette plate-forme commune, sans laquelle il n’y a pas de bonne pédagogie.
Les enseignants ont besoin de ce fond commun pour trouver cette dimension groupale, qui seule permet de faire fonctionner une classe hétérogène.
Les enfants, qu’ils soient en difficulté ou non, ont besoin de cette culture commune pour conforter leur appartenance à la classe et stimuler leur désir de savoir.
C’est en s’appuyant sur ce socle commun de représentations donné au groupe par la lecture, renforcé par le débat que seront présentés les savoirs.
Aucune connaissance, aucune règle nouvelle ne doit être proposée sans prendre ses racines dans un apport culturel ou dans le
débat qu’il a suscité.
Cela veut dire qu’une leçon de lecture ou d’apprentissage de la grammaire se fait avec des exemples pris dans le texte qui a été lu aux élèves. Que la présentation d’une notion mathématique aura d’abord été imagée par une situation, par un problème qui s’est posé à l’un des héros du récit en cours, ou a surgi pendant le débat.
Cette façon de construire des ponts entre l’apport culturel et les connaissances que l’on veut transmettre est la meilleure façon de revitaliser les savoirs. Avec les empêchés de penser, c’est la seule issue pour donner du sens et de l’intérêt aux connaissances. Il faut relier les savoirs fondamentaux aux questions fondamentales. N’est-ce pas ainsi que pratiquent le plus souvent les enseignants de l’école maternelle ?
Conclusion
Le débat vous permettra de témoigner des expériences que vous avez pu conduire à l’école, je pense aux ateliers de philosophie, aux dispositifs que nous propose la pédagogie Freinet, par exemple. Vous pourrez aussi témoigner de ce que vous faites dans les crèches, les consultations de PMI, qui relèvent aussi de cette approche, de ce « nourrissage culturel ». Pour notre part, nous allons clore avec deux héros de la littérature enfantine.
Alice au Pays des Merveilles nous a permis de poser la problématique du devenir, dans sa temporalité. Elle joue même à être grande parce qu’elle enrage de ne pas grandir assez vite. Le rêve va constituer une parenthèse du monde des vivants. A son réveil, s’effectue donc un retour dans la temporalité pour que puisse recommencer le simple déroulement des heures et des jours et que la vie reprenne son cours.
Peter Pan est un enfant-adolescent qui refuse cette temporalité. Il refuse de grandir, et les questions des enfants et des adolescents nous renvoient souvent à ce type de questions. Peter Pan est un enfant « extra-ordinaire » qui refuse de grandir, capable de toutes les audaces, il s’est enfui de la maison paternelle une semaine après sa naissance, pour retourner dans le pays des fées où il restera éternellement enfant, libre de toute affection humaine. Peter veut rester un enfant pour toujours, et éviter les responsabilités de l’âge adulte.
Le personnage de Peter Pan est plus ambigu qu’il n’y paraît au premier abord. Il a refusé de grandir parce que ses parents avaient décidé de ce que serait sa vie lorsqu’il serait un homme. C’est ainsi qu’il s’installe au pays du Jamais-Jamais. Il n’est pas que « l’enfant qui refuse de grandir ». C’est un garçon qui s’obstine pleinement à ne pas vieillir, et à ne pas se souvenir. Il est condamné à voler « dans le temps, à la recherche d’un morceau perdu de son enfance ».
Il est important que les enfants ne rencontrent pas, comme images de l’adulte, que des capitaines Crochet, car c’est à cause de tous ces défauts adultes, apportés par le temps impitoyable, que Peter Pan refuse de grandir. Permettons aux enfants en difficulté de ne pas perdre ces morceaux perdus de leur enfance, et l’école maternelle constitue sans contexte un espace où les apprentissages prennent sens, et où les expériences vécues constituent un bagage pour grandir, prendre sa place dans le monde, et apprendre.