Intervention de Mathias Urban

Juillet 2024

Il nous faut être réalistes et exiger limpossible : Repenser l’éducation de la petite enfance pour répondre aux défis de notre époque

Voici l'intervention de Mathias Urban, professeur à l'université de Dublin, lors de la 76e conférence mondiale à Bankok, sur comment repenser l’éducation de la petite enfance pour répondre aux défis de notre époque : 

 

En 1925, le psychanalyste autrichien et sioniste de gauche Siegfried Bernfeld définissait l’éducation comme « la somme totale de la réaction de la société face au développement de chaque individu ». Cette définition large et visionnaire porte des implications profondes pour notre démarche de réinvention de l’éducation au 21e siècle :

    • L’éducation commence dès la naissance : elle accompagne le développement de lindividu dès les premiers jours de la vie.
    • L’éducation ne se limite pas à l’école : elle englobe un ensemble dexpériences et dinteractions qui façonnent lindividu.
    • L’éducation est un acte politique : elle reflète et influence les choix et réactions de la société, ce qui nous amène aujourd'hui à redéfinir notre engagement social.

     

    Ces idées prennent une résonance particulière dans le contexte actuel, marqué par de profondes violences, comme à Gaza ou en Ukraine. En tant que professionnels de la petite enfance, nous devons reconnaître et affronter ces contradictions, car elles se reflètent dans nos pratiques quotidiennes et les rendent dautant plus complexes.

     

     

    Quand les eaux montent sur les structures de la petite enfance

    Le changement climatique aura des effets profonds sur la vie quotidienne, et les jeunes enfants ainsi que leurs éducateurs seront parmi les plus vulnérables. Bien que le changement climatique et la crise de la garde d'enfants puissent paraître des enjeux distincts, ils sont en réalité intimement liés. Résoudre la crise de la garde denfants implique de prendre en compte limpact du changement climatique, dautant plus que ces structures jouent un rôle clé dans le développement des enfants et le bien-être des familles. Pour répondre efficacement aux bouleversements climatiques, il est essentiel dinvestir dans les premières années de vie. Cela sinscrit dans une crise planétaire plus large, exacerbée par des processus incontrôlés tels que les pandémies, les migrations forcées et les dérèglements climatiques.

     

     

    Nous vivons une époque de transition, mais l’éducation semble piégée dans une boucle temporelle du 20e siècle

    Alors que nous traversons des temps « liminaires » — entre un monde en déclin et un futur incertain — l’éducation paraît figée dans les schémas du siècle dernier. Elle reste marquée par des héritages coloniaux, une obsession pour la croissance illimitée et une foi naïve en un progrès linéaire comme unique avenir possible.

     

    Ces constats soulèvent des questions urgentes pour lavenir des politiques, des pratiques et de la recherche en éducation de la petite enfance. Comment dépasser le paradigme encore dominant qui repose sur :

    • lidée dun enfant universel dont le développement serait isolé de son contexte socio-culturel ;
    • la connaissance décontextualisée et sa production comme but ultime ;
    • des mesures simplistes et des comparaisons normatives ;
    • des politiques et pratiques conçues comme des outils pour résoudre des problèmes sociaux distincts, chacun relevant de professions et disciplines académiques isolées.

     

    Peut-on imaginer, au lieu de cela, un droit à une éducation qui soit centrée sur la transformation, la justice, et même la survie ?

     

    Comme la écrit Antonio Gramsci, leader communiste italien : « La crise consiste précisément dans le fait que lancien se meurt et que le nouveau ne peut pas naître ; durant cet inter-règne, on observe les symptômes les plus morbides ».

     

    Premières conclusions

    • Les crises existentielles ne sont plus une exception ; elles sont devenues la "nouvelle normalité" pour l'humanité. Les enfants en sont les "victimes silencieuses" (UNICEF)
    • Par conséquent, les notions de résilience, de survie, d’équité, de justice et de paix devront être au cœur de nos réflexions sur le développement, l’éducation et les soins de la petite enfance dans les décennies à venir.
    • Cela s'applique tant au niveau des programmes et des services individuels qu'à celui des systèmes et des politiques.
    • Des systèmes résilients pour la petite enfance nécessitent des politiques multisectorielles fondées sur un droit universel à l'éducation pour tous les enfants dès la naissance.

     

    Lurgence de redéfinir la « résilience » en éducation de la petite enfance devient évidente face aux injustices massives, notamment avec les 21 000 enfants présumés morts ou disparus dans des conflits. Il est éthiquement impossible de parler de résilience sans lutter pour la justice, que ce soit pour les enfants ou pour les systèmes de développement de la petite enfance.

     

    La résilience, définie comme la capacité à surmonter les difficultés, doit se transformer en un engagement collectif pour l'équité et la justice. La pandémie de COVID-19 a révélé les failles du système de garde d'enfants, exposant des inégalités d'accès, une mauvaise qualité de service, un manque de financement et des conditions de travail précaires. Elle a aussi mis en lumière les dysfonctionnements économiques, sociaux et politiques, et les effets de la crise écologique.

     

    Cependant, cette crise offre des opportunités dapprentissage mutuel à travers les divisions géopolitiques. Les programmes de petite enfance se sont étendus, bien que de manière inégale, notamment en Amérique latine, Inde et Afrique, où des approches intégrées combinent nutrition, santé, éducation et égalité. 89 pays ont adopté des politiques multisectorielles pour le développement de la petite enfance, une approche encore insuffisante dans les débats européens et nord-américains.

     

    Il est essentiel de lier l'éducation de la petite enfance à des politiques basées sur les droits des enfants pour briser les cycles de désavantage intergénérationnel. Cela nécessite de déconstruire le mythe de la « qualité » comme solution universelle et de repenser l’éducation de la petite enfance comme un projet politique et éthique, qui lutte contre les inégalités et les injustices à tous les niveaux, notamment dans la relation entre le Nord et le Sud global.

     

     

    Qu'est-ce que le "Sud global" ?

    Le "Nord global" et le "Sud global" ne sont pas des concepts géographiques, mais des cadres de pensée permettant de remettre en question leurocentrisme et le colonialisme. Le Sud global fait référence aux perspectives des régions historiquement marginalisées, offrant une alternative aux références traditionnelles du Nord.

     

    Pour dépasser la pensée colonialiste, il faut passer de lexclusion épistémique à une "alliance épistémologique". Cela implique dinclure les recherches du "monde majoritaire" (la majorité de la population mondiale) et de prendre en compte des approches qui échappent aux cadres dominants du "monde minoritaire ».

     

    Les programmes mondiaux comme le "Nurturing Care Framework", bien qu'appliqués dans le Sud global, sont basés sur des données du Nord et risquent de stigmatiser les pays à revenu faible ou intermédiaire en les présentant comme déficients, alimentant ainsi des stéréotypes et des dynamiques de "sauveur blanc".

     

     

    Solidarité et alliance

    « Contrairement à la charité, qui est hiérarchique et s'exerce d'en haut, la solidarité est horizontale et pratiquée entre égaux. La charité humilie ceux qui la reçoivent et ne modifie jamais les relations de pouvoir, même dans le meilleur des cas. Il y aura justice, mais dans les cieux. Sur terre, la charité ne dérange pas l'injustice. Elle cherche seulement à la cacher. »  Eduardo Galeano (1940-2015), Questions et réponses qui sont de nouvelles questions

     

    Il faut alors construire de nouvelles alliances au-delà des divisions onto-épistémologiques et dépasser la séparation traditionnelle entre nature et culture, comme le souligne la pensée des ontologies indigènes. Ces dernières offrent une vision holistique du monde, où les humains et la nature ne sont pas distincts. Cette approche contraste avec la pensée occidentale, qui tend à séparer la culture de la nature. En réintégrant cette perspective indigène, nous pouvons repenser l’éducation et la transmission des connaissances, en les vivant de manière plus interconnectée.

     

    Le jeu, selon Friedrich Froebel, joue un rôle central dans la vie de lenfant. Il montre que, pour lenfant, il ny a pas de distinction entre lui-même en tant que locuteur et les choses dont il parle. Le jeu et la parole forment un tout organique où lenfant attribue une vie égale à tous les objets qui lentourent. Ce processus est une forme d'apprentissage fluide et intégrée, qui relie lenfant à son environnement de manière vivante, sans séparation entre lui et ce qu'il perçoit.

     

    Repenser l’éducation de la petite enfance comme un projet éthique et politique

    Lhistoire de l’éducation de la petite enfance en Europe au 19e siècle est marquée par des luttes pour la liberté, les droits civils et politiques, et la souveraineté populaire.

    • 1830 : Le mouvement républicain exige la liberté, les droits civils et politiques, ainsi que l'unité nationale contre la Sainte Alliance (Autriche, Russie, Prusse).
    • 1837 : Friedrich Froebel ouvre le premier jardin d'enfants (Kindergarten).
    • 1848 : Révolutions à travers toute lEurope, qui échouent.
    • 1852 : L'État prussien interdit le Kindergarten de Froebel, le considérant comme dangereux, car il pose les bases d'une société démocratique.

     

    L'éducation précoce pour tous a été pensée comme une base pour une société démocratique. Elle nécessite des professionnels hautement qualifiés et bien éduqués — principalement des femmes — et doit être considérée comme un bien public et une responsabilité publique, indépendante de l'Église et de l’État.

     

    Objectifs de développement durable (ODD) et principes pour un système d’éducation juste et équitable

    Un système d’éducation juste et équitable, selon les ODD et les Principes dAbidjan, insiste sur laccès gratuit à une éducation de qualité pour tous les enfants. La Déclaration de Tachkent souligne également limportance du droit à l’éducation dès la naissance, avec des politiques multisectorielles et un financement durable pour la petite enfance.

     

    Les résolutions mondiales reconnaissent progressivement ce droit fondamental, avec un premier pas vers une année d'éducation gratuite. Cela nécessite une action immédiate et une lutte pour un avenir plus juste.

     

    Conclusion

    La transformation radicale du système éducatif, hérité du colonialisme, nécessite une décision politique cohérente et des conditions matérielles favorables au changement. Comme le dit Paulo Freire, cette transformation doit être inclusive et respectueuse des droits humains pour créer un système éducatif équitable.