Graines de résilience – Mine de riens

Témoignage d’action locale sur le jeu et les enfants réfugiés par Anna PINELLI, expert petite enfance et accompagnement à la parentalité, Martine CORTINOVIS, auxiliaire de puériculture à l’espace enfance Pierrot et Colombine,toutes deux membres de la section de l’Ain de l’OMEP-France.

Contexte :

Les professionnelles de l’Espace Enfance Pierrot et Colombine s’identifient aux valeurs soutenues par l’Omep, c’est pourquoi nous nous efforçons de développer les actions qu’elle définit.

Thème d’aujourd’hui : Jeu et résilience

« Pour qu’il y ait traumatisme, il faut que la personne ait vécu la blessure, mais également qu’elle se perçoive comme victime dans le regard des autres. C’est ce discours social qui les condamne à rester victimes toute leur vie. »
Boris Cyrulnik

 

Fortes de cette définition, nous nous sommes engagées depuis une vingtaine d’années à réfléchir au regard social que nous portons sur les histoires d’enfants blessés qui nous sont souvent confiés à l’Espace Enfance. En effet, si les enfants, quels qu’ils soient, sont façonnés à 99 % par leur histoire, il nous reste 1 % de « marge de manœuvre ». Bien que ce 1 % soit ténu, il est important, voire de notre devoir, de l’exploiter car il peut faire toute la différence.

Bien sûr, nous ne pouvons pas changer l’histoire de ces enfants. Il n’en est d’ailleurs pas question ! Nous allons simplement les reconnaître comme porteurs d’une histoire et répondre à leurs besoins d’enfants universels. Pour l’enfant, vivre, c’est jouer, et l’enfant joue sa vie.

Avec l’expérience, nous avons sélectionné quelques jeux qui rencontrent un plus grand succès que d’autres. Le thème de l’Omep en 2016 a permis à la section de l’Ain de proposer ce travail à un autre public. Sur le plateau d’Hauteville, nous avons accueilli un grand nombre de familles réfugiées.

Nous avons animé un atelier intitulé « Jeux d’ici, jeux d’ailleurs, jouons tous ensemble », en invitant les enfants des familles du plateau d’Hauteville à se joindre aux enfants des familles réfugiées. Le lieu choisi pour cet événement était le centre social et culturel, et la date : un samedi après-midi.

Nous avons mis à disposition des familles un large éventail de jeux pour différents âges, ainsi qu’une valise remplie de beaux albums et de comptines. Ce jour-là, 9 enfants étaient présents : 6 étaient accompagnés de leurs parents, et 3 enfants réfugiés étaient accompagnés par une voisine elle-même réfugiée. Parmi eux se trouvaient un bébé de 9 mois, une petite fille de 5 ans et une préadolescente de 12 ans. La voisine s’est installée avec son portable dans un coin, sans s’intéresser au déroulement de l’atelier.

Les enfants se dispersent. Les professionnelles remarquent immédiatement que Batuya, 5 ans, est maquillée comme une adulte (yeux, joues et bouche). Lorsqu’une d’entre nous lui fait la remarque, elle répond, étonnée, que c’est sa maman qui l’a maquillée ainsi. Nous constatons en même temps qu’elle parle un français remarquable.

Nous nous présentons à tous, petits et grands, et ouvrons la valise à mots. Chacune choisit d’animer un jeu en fonction de l’âge des enfants. Nathalie s’installe près du bébé et commence à chanter des comptines, dont « J’ai un nom, j’ai un prénom… ». Immédiatement, plusieurs enfants, dont Batuya, rejoignent Nathalie et participent au jeu de cette comptine. Batuya demande encore et encore la même comptine, tout au long de l’après-midi.

Un incident vient cependant interrompre ce jeu. Batuya aperçoit par la fenêtre un homme. Elle s’impatiente, lui fait des signes, lui saute au cou et converse avec lui de manière familière, voire charmeuse. L’homme semble également familiarisé avec elle, ce qui suscite notre curiosité. Qui est-il ? Quel est leur lien de parenté ? Quelle est leur relation ?

Après un moment, nous lui demandons de nous le présenter. Elle répond : « Mais c’est un copain ! » Comment une petite fille de 5 ans peut-elle avoir un copain adulte ? Elle ajoute : « Mon père le connaît bien ! » Nous nous renseignons auprès de l’animatrice du centre social, qui confirme que Batuya y passe ses après-midis accompagnée de cet homme pour consommer du thé et du café. Il devient de plus en plus évident que Batuya souffre d’un manque d’enfance. Nous nous étonnons qu’elle ne fréquente pas l’école. Elle nous dit que sa maman ne veut plus l’y envoyer, alors qu’elle, elle aimerait y retourner.

Batuya hésite entre suivre cet homme ou rester jouer avec nous. Heureusement, l’attrait de la comptine est plus fort pour cette petite fille de 5 ans. Au moment de nous séparer, nous lui demandons de revenir avec sa maman à l’Espace Enfance, où elle pourra être au chaud, jouer aux mêmes jeux ou à d’autres, et rencontrer de vrais copains de son âge.

Elle ne s’est pas faite attendre : deux jours après, nous l’avons vue revenir avec sa maman. Nous avons pu les accompagner à l’école, en leur assurant un accueil sécurisé dans la structure.

Analyse de la situation :

Pour comprendre ce qui a permis le dénouement rapide de cette situation, nous avons analysé ce qui s’était passé lors de cet après-midi. Bien que Batuya soit traitée par son environnement comme une adulte, elle n’a pas choisi le labyrinthe magnétique, les jeux de construction en 3 dimensions, ni les livres, jeux de société ou jeux de cartes. Non, c’est bel et bien la comptine « J’ai un nom, un prénom… » qu’elle a choisie.

La conclusion des quatre membres de l’Omep a été la même : Batuya a été enchantée, amusée et fascinée par la comptine. Que raconte cette comptine ?
Chanter la comptine :
« J’ai un nom, un prénom, deux yeux, un nez, un menton, dis-moi vite ton prénom pour continuer la chanson. Je m’appelle Anna Pinelli, et toi, comment t’appelles-tu ? Batuya XXX. Bonjour Batuya XXX. »

Cette comptine identifie et reconnaît l’individu. À travers elle, nous nous sommes tous présentés avec des noms d’origines différentes qu’il a fallu prononcer et épeler avec respect, sans en égratigner la prononciation. Nous avons également énuméré les parties de nos visages, ce qui a mis en évidence que nous sommes tous… faits de la même manière.

N’oublions pas que ces familles réfugiées sont en quête de papiers, de cartes de séjour, d’identité et de reconnaissance. Il ne saurait être le fruit du hasard que Batuya ait été fascinée par cette comptine. Tous ces détails, ces petits riens, n’ont pas échappé à l’enfant de 5 ans qu’est Batuya.

Conclusion :

Ces petits riens, que nous avons l’habitude d’introduire dans les jeux proposés aux enfants, nous permettent d’obtenir des résultats à court terme. Ici, Batuya a pu convaincre sa maman de nous rencontrer et de retourner à l’école. Nous sommes convaincues qu’à long terme, ces petites graines de résilience vont germer tout au long de sa vie.

Bibliographie :

  • Cyrulnik, B. et al. (1998). Ces enfants qui tiennent le coup. Éditions Hommes et Perspectives.
  • Cyrulnik, B. (2001). Les Vilains Petits Canards. Éditions Odile Jacob.
  • Cyrulnik, B. (2002). Un merveilleux malheur. Éditions Odile Jacob.
  • Manciaux, M. (2001). La résilience, Résister ou se construire. Éditions Médecine et Hygiène, Genève.
  • Marie-Claire Bruley et Lya Tourn. Enfantines. Éditions L’École des Loisirs.